NUMÉRO 34 - MARS 1998 du mag RAGE MINISTERE A.M.E.R.

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MINISTERE A.M.E.R.
AMERTHUNE
Par Dominique Mesmin

Groupe influent de la scène française, le Ministère A.m.e.r. fait l'objet d'une actualité constante. Alors que plusieurs de ses membres remportent un succès en solo (Doc Gynéco, Passi, Stomy Bugsy...), Musidisc réédite leurs deux albums. Belle collection de rimes en tir tendu et de textes qui ont alimenté bien des controverses....

Originaire de Garges-Sarcelles, "Le dortoir des grands de la banlieue Nord", Ministère A.m.e.r., formé en 89, est resté relativement confidentiel. Faute de promo, "Pourquoi tant de haine ?" (Musidisc en 92) et "95200" (Musidisc en 94), ne dépassèrent guère à l'époque le cercle des initiés. Il faudra attendre Brigitte, femme de flic qui avait subi les velléités d'interdiction de Pasqua, Brigitte 2, la récidive avec son sample d'un CRS et bien sûr Sacrifice de poulet pour que le Ministère défraye la chronique à cause de poursuites en justice tristement célèbres. Aujourd'hui, Musidisc sort une intégrale remasterisée (sans Sacrifice de poulet !!!) du plus sulfureux des groupes français. Histoire de remettre les pendules à l'heure ? Histoire de fric ? Rencontre avec Kenzy, le porte-parole du groupe et maître ès agit prop.

LE TIROIR CAISSE

"On a toujours connu les règles du jeu. A partir du moment où tu poses ta voix sur un disque et que tu n'es pas le producteur, tu laisses la possibilité à ce dernier d'en faire ce qu'il veut, dans le présent et le futur. Il y a longtemps, on avait signé des contrats avec Musidisc. Depuis la bande originale de "La haine", on avait cessé tout contact avec eux. On a eu nos histoires, ces procès et on s'en est tiré tout seul. On trouve un peu osé qu'une maison de disque qui n'a jamais cru en nous, qui n'a rien fait sauf des affiches orange, vienne maintenant commercialiser un double Cd pour gagner de l'argent sur des masters qui sont déjà amortis. Ils nous ont appelés en nous indiquant ce qu'ils voulaient faire, que la pochette était déjà prête... Par contre, Sacrifice de poulet ne figure pas sur cette compile. Peut-être avaient-ils peur d'avoir des problèmes ?! Nous, plus on en avait, plus cela leur servait à vendre du disque. Le chapitre Musidisc est clos. A nos débuts, le marché du rap n'était pas ce qu'il est aujourd'hui. On n'a jamais décroché de tournées, tourné de clips, ni eu accès à tous ces outils qui permettent aujourd'hui à un groupe de s'imposer. Nos disques se vendaient grâce au bouche à oreille et parce qu'ils étaient bons pour l'époque. Hier, j'ai vu la pub pour cette compile à la télé et cela m'a beaucoup fait rire. En fait, si cette réédition nous agace, ce n'est pas d'un point de vue commercial, marketing ou mercantile. C'est lié au fait qu'ils profitent de nous sans se mouiller. A l'inverse, je dirais aux jeunes groupes que ce genre de maison de disques reste un bon centre de formation. Si tu sors vainqueur d'un tel parcours du combattant, alors, tu as de fortes chances de durer. Musidisc fait partie de notre passé. Nous ne sommes pas du genre à regarder notre futur dans un rétroviseur. Maintenant, j'ai tiré la chasse...."

La première plainte d'un syndicat de police (diffamation) contre le Ministère A.M.E.R. fut considérée comme non recevable car enregistrée plus de 3 mois après la sortie du disque incriminé. Par contre Sacrifice de poulet, figurant sur la B.O. de "La haine", le film de Mathieu Kassovitz inspiré par la mort du jeune Makomé dans un commissariat du 18ème arrondissement, leur a valu d'être poursuivi pour injures publiques, provocations directes non suivies d'effets envers des fonctionnaires ("Elimination systématique des policiers, un lascar assassiné, deux poulets sacrifiés..."). Trois syndicats de police assez à droite (Snip et SNGP) ou franchement d'extrême droite (FPIP) sont montés au créneau. La France aime ses rappeurs quand ils sont devant les tribunaux. Ici, l'esthétique de la provocation initiée par le gangsta rap ricain ("Fuck The Police" de NWA et le fameux "Cop Killer" d'Ice T) alimente plus que jamais les vieux idéaux du "politically correct". Conséquences et bilan d'une croisade contre la liberté d'expression.

MUSELIERE ET MORS AUX DENTS

"Le côté négatif, c'est 200000 frs d'amende, mais c'est surtout l'immobilisme de la scène rap française. Sans trop vouloir donner de leçon, je peux dire que les gens ont pris çà comme un problème qui arrivait à un vulgaire groupe de rap. Ils n'ont pas analysé ça comme une entrave à la liberté d'expression. Comme une espèce de main mise de l'Etat sur une certaine forme de parler, de penser. Pour le grand public, on n'attaquait que le rap et de manière encore plus marginale le Ministère A.M.E.R.. Demain, il ne faudra pas être surpris qu'on enferme un rappeur pour une simple babiolle. Le rap est devenu le bouc émissaire de je-ne-sais-quoi. Ils se disent que nous mettre deux cent mille francs d'amende cela va... mais je les emmerde tous, moi, franchement, le juge de la 17ème, le procureur de la République, le commissaire, la partie adverse... je les emmerde tous. 2000000 frs c'est quoi ? Bien sûr, ce n'est pas rien. 200000 frs parce que j'ai parlé, c'est ça....?!? Pour la suite, on fera comme on a toujours fait : écrire ce qu'on pense. Il ne faut pas qu'un jour on rédige un texte et qu'on doive aller voir notre avocat, Maître Tricaud pour lui demander son avis. Avec notre deal sur Hostile, on voulait être propriétaire du master. Si le message est politiquement incorrect, ceux qui ne gagneront pas d'argent, c'est nous. Etre libre artistiquement, c'est posséder le master et les droits qui vont avec. A partir de là, on peut dire ce qu'on veut. Ce procès est triste. Je ne sais pas si on peut tirer quelque chose de positif en allant juste défendre ce droit naturel qui est celui de s'exprimer. On s'est défendu comme on pouvait. Avec les moyens qu'on a toujours eus..."

Il y a quelques années, plusieurs magazines ont repris les propos d'un rapport sur les banlieues qui faisait état d'une mystérieuse et soi-disante organisation de jeunes revendeurs de drogue nommée la secte Abdoulaï. Fondée en 89, comme le Ministère A.M.E.R. cette association serait composée d'une trentaine de personnes soit 5 ou 6 personnes qui seraient des idéologues et dessous des membres qui agiraient comme des ministres. Ce réseau présent dans 3 agglomérations de la banlieue nord de Paris (Garges, Sarcelles et Villiers-Le-Bel) fonctionnerait comme une bande mafieuse, intégriste, hiérarchisée et spécialisée dans la revente de drogue. Aujourd'hui encore, les prétendus liens avec le Ministère A.M.E.R. restent à démontrer. En attendant, Kenzy et ses acolytes gagnent les procès pour diffamation.

ECHANGE DE BONS PROCEDES

"Avec du recul, tu sais, cela ne sert à rien d'envoyer des communiqués de presse aux journaux. Le Canard Enchaîné nous a attaqué en prétendant que j'étais à la tête d'une association mafieuse. On a écrit une belle lettre de 4 pages en pensant qu'il y avait en France, une presse de position, une de celle qu'on appelle libre. Bref, un journal sérieux a attaqué un petit groupe de rap. Ce dernier a voulu répondre avec les mêmes termes. En vain, puisque cela n'a pas été publié. Maintenant, c'est simple, on ne rigole plus avec çà. On attaque en diffamation. Direct. J'appelle mon avocat et on gagne. France-Soir a récidivé sur la secte Abdoulaï. On a empoché 60000 frs. Dorénavant, cela nous évite de passer un week-end à rédiger une lettre. Aujourd'hui, je dirais presque : dites n'importe quoi de nous, cela nous fera du fric. Actuellement, nous sommes concentrés pour faire le meilleur album de Ministère A.M.E.R.. Mon combat est de faire en sorte que tous les artistes autour de nous vendent du disque. Le reste, Musidisc, "La haine", cela ne m'intéresse plus... Chacun son travail. Le nôtre est de créer. Pour régler les divers problèmes juridiques, on fait appel à des gens compétents : Les avocats. Si on est attaqué par tel ou tel syndicat de police, on ne descend pas dans la rue avec des cagoules, on contacte notre avocat. Avec ce genre de personne, il faut suivre les procédures normales."

Depuis les balbutiements du Ministère, le rap français est devenu un véritable enjeu commercial. Désormais élevé au rang de second marché mondial, l'hexagone et les formations qui le peuplent sont devenus un objet de convoitise pour les maisons de disques. Reconnu sur le tard, le Ministère A.M.E.R. et ses divers satellites lancés en solo, n'échappent plus, aujourd'hui, à ces parades nuptiales thunées.

Avant l'envolée programmée de la jeune génération du Secteur A, ce sont Doc Gynéco, Stomy Bugsy et Passi qui sont en train de démontrer le bien-fondé commercial et artistique des carrières solos au sein du Ministère A.M.E.R.. Stomy Bugsy, auto-proclamé "prince des lascars" a sorti "Le calibre qu'il te faut" sur Columbia/Sony. Rencontre en studio, à la veille d'une tournée française.

"Quand on a de belles choses entre les mains, on ne le sait jamais. C'était le cas de Musidisc. Je ne sais pas si toutes ces histoires de deal intéressent le public. C'est un peu comme quand on te montre comment sont réalisées les cascades sur un film d'action. Cela tue la magie et tu ne vois plus jamais les choses de la même manière.

Abdoulaï, c'est mon esprit. C'est lui qui fait tout pour moi. Il sait ce qui est bon pour le Ministère A.M.E.R.. La différence entre ma carrière solo et le Ministère, c'est que dans le premier cas je travaille avec le cœur et dans le second avec le poing. En solo, c'est la permission, en groupe c'est une mission. Comme pour Passi, on profite de nos albums pour aborder des thèmes plus personnels. On cherche à poser des questions, à soulever des problèmes. Au moment de faire l'album, chacun amène son concept dans sa tête et on essaye de croiser nos idées. Le jour où on se posera des questions sur nos textes, alors cela ne sera plus le Ministère A.M.E.R. et donc il faudra arrêter. C'est sûr que les autorités et les pouvoirs publics vont encore nous chercher des emmerdes. Tant pis, on est préparé à cette éventualité et cela ne suffira pas à nous brider. Quand l'album sera disponible, on essayera de faire une grosse tournée pour rencontrer tout le monde, toutes les ethnies. Actuellement nous sommes dans une stratégie de guerre individuelle (exploser en solo) mais dès octobre ou novembre 98, avec le M.A, on va regrouper nos forces respectives et attaquer de front."

STRATEGIE(S)

"Concernant le Ministère A.M.E.R., la prochaine étape, c'est Hostile (Distribution Virgin). En tant que manager du groupe, je peux t'affirmer que le choix d'un label est déterminant en matière de promotion. Dans notre cas, nous préférions trouver la bonne personne au sein d'une structure plutôt que de faire monter les enchères et d'aligner les zéros. Maintenant, dans le rap français, il est à la mode d'avoir des artistes dispersés dans différentes majors. De déployer ses tentacules partout comme l'ont fait le Wu Tang Clan aux Usa et Kassav ici. Pourquoi pas !! Moi, je trouve handicapant d'avoir plein d'interlocuteurs. En sortant de Musidisc, on était dos au mur. Alors, on a tapé dans tous les sens. Stomy Bugsy chez Columbia, Doc Gynéco chez Virgin, Passi chez V2... Pourtant, on se concerte toujours dans le Ministère. C'est une règle. Actuellement, malgré cette dispersion, on cherche plutôt à tout recentrer sur une seule structure, en édition, en disque et dans l'image. Et puis, s'il le faut, on changera nos deals avec toutes ces majors. Les contrats, c'est pas grave, cela se casse. Comme les gueules. Jusqu'ici, aucun producteur ou maison de disques ne sont parvenus à faire ce qu'ils voulaient de nous. On connaît nos capacités en studio. Quand tu peux évaluer le temps qu'il te faut, il est facile de faire un rétro-planning. Le prochain Ministère A.M.E.R. devrait sortir en octobre 98, donc, d'ici là, il faut qu'on bloque 4 mois fermes. De leurs côtés, Stomy et Passi ont écrit beaucoup de choses. Ils partagent un appartement et donc se voient beaucoup."

Kenzy, porte-parole du Ministère A.M.E.R. est aussi l'élément fédérateur de la "scène" de Sarcelles et notamment du Secteur A (Arsenik, Doc Gynéco, Neg'Marrons, Hamed Haye...). Une nébuleuse soudée, à la vision cohérente et stratégique. Retour sur l'évolution de la production française.

CLONAGE

"Même si elle a des allures d'enfant précoce, la scène rap est encore très jeune, surtout dans les mentalités des gens qui la constitue. Je crois que son défaut majeur est de ne pas revendiquer sa nationalité et de se contenter d'être la seconde scène du monde. Les nouveaux venus essayent de piocher dans les particularismes des Américains. Nous, à l'inverse, on voulait rester nous-mêmes et ne pas ressembler aux groupes x ou y qui, la veille, passaient sur "Yo MTV Raps". Ils sont rares ceux qui ont su conserver l'atmosphère de ce qui se passe chez eux. Il y en a beaucoup qui se contentent de faire du suivisme..."

...et de chercher coute que coute une pseudo crédibilité en s'offrant des featurings américains. En contribuant à ce rapprochement factice entre la première et seconde scène rap mondial, bon nombre de formations françaises se contentent de revendiquer des collaborations clinquantes (cachets démesurés) plutôt que d'approfondir une unicité potentielle.

GROS DEAL

"En parlant de monnaie courante, ce qui est sûr, c'est que je ne payerais pas les sommes qu'on m'a mentionnées pour qu'un de mes artistes aille jouer avec des Américains. D'ailleurs, je ne pense même pas qu'un de nos artistes ait envie d'aller rapper avec eux. Même si Passi, Doc Gyneco et Stomy vendent des disques aujourd'hui, nous sommes avant tout des mecs issus des cités. Nous sommes restés très baskets blanches, jeans, Lacoste. Les featurings deviennent un vulgaire business. Si j'étais un rappeur je ne le ferais pas sauf si cela allait dans mon sens et dans ma culture. En tant que producteur, je ne paierai jamais un million pour çà. Si cela permet de faire resplendir le rap français outre-Altantique alors pourquoi pas. Moi, ma guerre se déroule ailleurs. Sur d'autres fronts. Elle consiste à infiltrer les foyers français. A aller chez les petites nathalie pour leur faire écouter mes artistes. A distribuer mes disques en hypermarché, pour que georgette, la ménagère de moins de 50 ans, puisse les trouver à Carrefour."

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